Juste pour écrire

Chez l'éditeur :
- C'est ça, votre manuscrit?
- Euh-hum.
- Mais ce n'est qu'un tas de pages blanches! Vous vous moquez de moi?
- Ah non! Vous avez tort. Regardez de nouveau sur la première page : quelques lignes se sont ajoutées depuis tout à l'heure.
- Hein? Qu'est-ce que...? Oh! mais c'est vrai! Comment vous avez fait ça?
- Attendez! … Regardez attentivement. Lisez.
- Hein? Quoi? Qu'est-ce que... Holà! Mais... on dirait que... mais oui! C'est bien notre conversation qui s'est écrit, sur ces pages? ... Ô MON DIEU, TOUT S'ÉCRIT EN DIRECT! Ça par exemple! C'est hallucinant! Comment faites-vous? Vous êtes magicien ou...?
- Pas du tout! Enfin, peut-être, mais tout ceci est d'abord possible grâce à mon imagination.
- Vous êtes fort, en tous cas! Je n'ai jamais rien vu de si incroyable. Ha ha! C'est fou de voir tous ces mots s'ajouter au fur et à mesure que je parle! Ha ha! ... Attendez, je peux dire n'importe quoi? ... Voyons voir : crip crip bouc bouc delak delak pouet pouet... Ha Ha Ha! C'est tordant! C'est vous qui contrôlez tout ce qui s'écrit ici, à l'aide de votre pensée? Attendez, votre truc, on appellerait ça... de la téléscriptie? Voilà! C'est officiel. Je viens d'inventer un mot. C'est vrai, c'est officiel, puisqu'il est , sur votre manuscrit. C'est génial!
- Pas exactement grâce à ma pensée. C'est plus complexe que cela. L'écriture est le résultat d'une négociation entre mon imagination, qui est la force motrice (je l'ai dit plus tôt), et ma raison, qui l'encapsule dans un langage compréhensible, tout en conservant une certaine touche de subtilité. Un langage, comme avec ces mots français qui s'écrivent sur les pages que vous lisez en ce moment. Bref, d'un côté : un générateur de pensées créatives à profusion, sans réserve; de l'autre : un gendarme de pensées structurantes et contraignantes qui se laisse quand même séduire par les mots. C'est le résultat d'un ensemble de pensées tiraillées et débattues ensemble.
- Fascinant. Et moi qui croyais que les écrivains ne mettaient que des mots sur des pages. Mais vous, vous allez aller loin, avec un truc pareil. Regardez-moi ces mots qui défilent... C'est un spectacle que vous devriez monter. Vous devriez aller en parler à... comment s'appelle t-il, le mec de Juste pour Rire?
- Gilbert Rozon?
- Oui, c'est ça! Pourquoi n'iriez-vous pas lui montrer votre truc? Ce serait sensationnel comme numéro!
- Je ne vois pas l'intérêt.
- Mais... pourquoi? Enfin... vous ne trouvez pas ça exceptionnel?
- Non.
- Vous...? ...mais enfin, pourquoi venez-vous me voir, alors?
- Eh bien, parce que vous êtes éditeur, et je suis auteur. Je veux simplement être publié.
- Vous voulez que je publie ça, ce que nous discutons à l'instant? Mais c'est absurde!
- Pourquoi?
- Eh bien, parce que... mais vous le savez très bien! Ça ne fait pas automatiquement une bonne histoire, ça! Je veux dire, que nous soyons là à discuter des possibilités de publication de votre livre en ce moment même, ça ne garantit en rien que cette « discussion » soit suffisamment intéressante pour être publiée! D'autant plus que vous, l'auteur, votre rôle c'est... mais enfin, vous voyez ce que je veux dire! Je publie des ouvrages écrits par des auteurs, de vrais auteurs! Pas des magiciens qui écrivent la réalité en direct à l'aide de leur... « don »... ou alors... attendez... Vous utilisez une technologie de reconnaissance vocale très avancée sur une nouvelle sorte de papier électronique sophistiqué... c'est ça, votre truc?
- Rien à voir.
- Bon, écoutez. J'ignore ce que vous cherchez à faire avec moi ici, et pour être honnête, je n'avais prévu qu'une quinzaine de minutes pour cet entretien. Vous savez, je représente les intérêts de plusieurs personnes très haut placées qui ont intérêt à ce que je prenne de bonnes décisions pour retirer un maximum de profits en le moins de temps possible. Vous devez savoir qu'après vous, j'ai d'autres excellents écrivains à rencontrer, et je dois quitter tôt aujourd'hui par obligations familiales. Maintenant, je constate que, déjà, une bonne quantité de texte s'est inscrite sur le manuscrit que vous m'avez remis, et ça continue toujours d'ailleurs (et je vois que je parle beaucoup)... mais votre manuscrit « en devenir » compte encore plusieurs autres pages blanches, alors... je veux dire… comptez-vous étirer cette conversation très longtemps? Si toutes ces pages devaient être publiées... je veux dire... je n'ai même pas le texte complet pour prendre une décision de vous publier ou non. Comment voulez-vous que je prenne une décision tant que je n'ai pas vu le texte en entier?
- Vous pourriez me faire confiance, et l'histoire se poursuivrait après que vous ayez décidé de me publier. Elle continuerait de s’écrire jusqu’à ce que toutes les pages blanches soient remplies de petites taches d’encre en forme de lettres et d'autres symboles, comme c’est le cas en ce moment.
- Quoi? Que je... Et l'histoire, en gros, ce serait quoi… et elle se terminerait comment et, surtout, quand? Autrement dit, à quel moment est-ce que votre manuscrit serait complété pour l’envoyer au montage et à l’impression?
- Justement, c'est logique : il serait terminé au moment où le livre serait imprimé. Et pour ce qui est du sujet, ça pourrait simplement être l'histoire de la publication du livre en question.
- Non, c'est techniquement impossible. D’autant plus que c'est pour moi un grand risque! Écoutez, même si je vous aime beaucoup, et que votre talent de téléscripteur m'impressionne, je crains que ce soit incompatible avec mon rôle d'éditeur.
- Oui. Vous avez raison, et je vous comprends. Et je me rends compte que c'est aussi un risque pour moi. Je vais donc renoncer immédiatement à la publication de ce livre.
- Quoi? Vous allez abandonner maintenant? Mais... vous n'avez même pas terminé votre manuscrit! Vous pourriez voir d'autres éditeurs, et l'histoire se poursuivrait; en d’autres mots, elle continuerait de s’écrire!
- Bof, non. Ma décision est prise. ... Bon, puis-je ravoir mon manuscrit?
- Euh... oui, bien sûr, mais... puisque vous renoncez à le publier, à quoi bon le garder?
- Quand même. Pour mes archives personnelles... Ah, tiens. Je vais mettre ce texte épique sur mon blogue. Au moins, je ne serai pas venu ici pour rien. J'aime bien raconter ce qui se passe dans ma vie, même quand c'est banal.
- Je vous souhaite bonne chance. Revenez me voir lorsque vous aurez complété une vraie histoire.
- Désolé, je n'écris que de la fiction. Ou de l'humour. Selon mon humeur...
- Quand comptez-vous publier pour vrai?
- Je l'ignore. Je suppose que ce sera lorsque j'aurai une tonne de hits sur ce texte, je suppose. Ou d'autres qui seraient jugés plus saisissants. En attendant, il est temps pour moi de cuisiner quelque chose.
- Bon appétit!
- Je vous reviens avec un produit raffiné.
- J'en salive déjà. Au revoir!
- À bientôt, j'espère.

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